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La Frontière

Prédication prononcée par le Pasteur Marc Horisberger 
dimanche 2 août 2015 à la Chapelle des Arolles à Champex Culte radiodiffusé  

Il faut fermer les frontières !

Chers amis, chers frères et sœurs,
Chers auditeurs de la Radio Suisse romande,
Chers concitoyens, chers amis de tous pays, au travail ou en visite dans notre pays,

Vous avez bien entendu :

Il faut fermer les frontières !

Ce cri, résonne des enclaves espagnoles – et par ailleurs africaines - de Ceuta et Melilla jusqu’à l’île de Lampedusa au large de la Sicile (It) ou celle de Samos en Grèce, en passant par le Tessin.

(Le Valais lui-même a dernièrement tiré la sonnette d’alarme demandant à la Confédération un renforcement de nos frontières ou même carrément de les fermer durant l’été. Pour cela, un ministre valaisan n’a pas hésité – avant de se rétracter - à décrire un train fantôme venu d’Italie chargé de 496 réfugiés… Tous les passagers du train si on vérifie bien auraient été de ces migrants venus d’Erythrée, du Soudan, du Nigeria, de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan!! Une vraie réplique des grandes invasions barbares du 4e et 5 siècles de notre ère qui ont submergé et détruit l’Empire romain).

L’angoisse que crée ce phénomène semble s’amplifier : Ils arrivent ! Ils vont nous déborder, Ils vont changer notre Suisse, Ils vont changer l’Europe. Pour certains d’ailleurs, le point de non-retour serait déjà atteint !
Ainsi donc un peu partout des voix s’élèvent pour réclamer des frontières hermétiques pour se protéger des migrants qui fuient la misère et le désespoir.

D’autres voix se font entendre pourtant, celles des émotions, suivies rapidement de celles de la compassion. Lorsqu’on entend les témoignages de ces migrants, comment rester insensibles ?
Ils arrivent… oui mais au terme d’un périple semé d’innombrables embûches et dangers mortels. Ils  arrivent, certes, mais au péril d’une traversée de la Méditerranée où ils risquent leurs vies.
Ils arrivent et nous disent qu’ils préfèrent la mort plutôt que retourner dans l’enfer d’où ils viennent. Et surtout ils racontent : Ecoutons le témoignage de l’un d’eux :

«Il y a trop de Noirs ici», criaient les barbus au bout de la plage libyenne, en le poussant avec la pointe du fusil. Il pleurait, il hoquetait, il priait. A ceux qui ne comprenaient pas, à ceux qui pleuraient encore plus fort que lui, «poum, poum», deux balles dans la poitrine. Il s’est jeté dans le canot, il y a passé une nuit, un jour entier, une autre nuit. Dans la barque, tout le monde priait. Puis, avec les autres, il a levé pour la première fois les bras au ciel lorsque le navire italien est arrivé. Il est ici maintenant, sur cette île de Lampedusa dont il n’arrive pas à prononcer le nom. Il remercie Dieu, il remercie les gardes-côtes, il remercie l’Italie.

En écoutant de tels témoignages, notre réaction de défense face aux migrants se trouve elle-même ébranlée ! On aimerait bien les accueillir, les défendre, jusqu’à enfreindre les lois, et certains le font. Ils ne se posent aucune question d’ordre politique, légal ou bureaucratique. L’urgence de la situation et l’impératif catégorique de la compassion les guide… Comme à Lampedusa, la population les sœurs de la Congrégation des sœurs des pauvres de Don Marinello. Comme à Lausanne où des pasteurs n’hésitent pas à déranger les autorités politiques et ecclésiales en abritant des migrants et se déclarant eux-mêmes migrants à peine descendus d’un zodiac : vous savez du genre « Je suis migrant » comme on disait en janvier en France « Je suis Charlie »…

Il faut fermer les frontières !

Vraiment ?   Oui     …ou non ???

Dans une Suisse – et une Europe - qui se barricade… dans une Suisse – et une Europe qui a peur que les migrants déstabilisent les institutions et finissent par les renverser…  il est urgent de …prendre le temps de réfléchir à tête reposée à la question !

En s’interrogeant peut-être sur ce qu’est une frontière ; sur ce qui a fait que la Suisse a des frontières, ses chères frontières, si sûres, si reconnues, au sein desquelles les Suisses sont si tranquilles qu’ils ne connaissent eux-mêmes pas de frontières… Ah le passeport à croix blanche… qui nous ouvre toutes grandes les portes de tous les pays du monde… Ah le Suisse Globe-trotter qui sort quand il veut de son pays sans difficultés.

Si de nombreuses frontières d’innombrables pays correspondent à des limites arbitraires, les  frontières de la Suisse ont la chance d’être une construction sociale, et cela tant de l’intérieur que de l’extérieur. Les frontières de notre pays ont été parfois établies de haute lutte, souvent elles ont été choisies par les populations de cantons de culture, de langues et de confession si différentes et surtout, ce sont les autres pays et nations qui lui ont reconnu le droit d’exister.

Cela devrait faire naître en nous à la fois un sentiment de reconnaissance et un sentiment d’humilité…

La Suisse que nous venons de fêter est peut-être pour ses citoyens source de fierté, mais ce qui devrait dominer, c’est un sentiment de reconnaissance envers ceux qui ont fait la Suisse et ceux qui, jusqu’à aujourd’hui, l’ont reconnue dans ses frontières.

Alors faut-il les fermer nos frontières ?

Comme le ferait une société fatiguée, se réfugiant dans sa gloire passée, anxieuse, soucieuse de voir son identité menacée par un afflux massif de personnes n’en ayant rien à faire ou avide de profiter, voire de changer ses institutions ?

Au nom de quoi ?

Du droit du sol qui transforme celui que le hasard de la naissance a fait naître ici en propriétaire farouche et intraitable ?
Au nom du droit du sang, de la race, de la tribu, de la nation ou de la religion ?

Les textes entendus ce matin nous invitent à refuser cette tentation du repli sur soi qui, d’ailleurs, ne correspond pas à ce qu’ont fait nos ancêtres. Il suffit de se souvenir que sur le mur des Réformateurs à Genève, il n’y a pas un seul Suisse ! Ou de méditer sur le fait qu’en  1698, Lausanne compte 1 598 réfugiés sur 6 204 habitants, soit 1 réfugié sur 4 habitants.

« Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père et va dans le pays que je te montrerai », dit Dieu à Abraham.

En faisant d’Abraham, le père de la foi, un migrant, le Dieu qui se révèle dans l’Ecriture sainte fait comprendre qu’il n’est pas le Dieu d’un lieu, comme le sont les divinités dans les religions du monde antique, mais qu’il est le Dieu de l’univers, le Dieu de toutes les nations, un Dieu sans frontières.

Le Dieu d’Abraham « n’est pas un Dieu lié au sol natal, comme les divinités païennes, mais le Dieu de l’histoire qui entend bénir toutes les races de la terre » comme le dit le théologien Paul Tillich dans son autobiographie (« Aux frontières » trad fr. Aux confins Esquisse autobiographique 1971).

Mais lorsqu’Abraham arrive en Canaan, il découvre que le pays est déjà habité ! Tellement habité qu’il ne semble pas y avoir de lieu pour se poser définitivement… De Sichem, il passe à Aï puis à Bethel, ou plutôt campe entre les deux villes, puis de campement en campement descend jusqu’au sud du pays, dans ce Néguev si inhospitalier…  Au bout du chemin, il n’y a pas de maison. La Terre promise semble à chaque fois se dérober…

Et ses descendants, enfin installés dans des frontières, des villes et des maisons, seront encore appelés à se souvenir et à répéter que « Mon père était un araméen errant ». Deutéronome (26,15)

Errance, migration, exode, exil.

Toute l’histoire biblique est traversée par cette nécessité de se trouver en tenue du voyageur, les reins ceints, les sandales aux pieds et le bâton à la main (Ex.12 :11). Prêt à traverser les frontières, à se risquer sur des chemins inconnus ou périlleux.

Et même en tenue de propriétaire, le croyant, et singulièrement le chrétien, est invité à se rappeler qu’il est étranger et voyageur sur cette terre. Le monde appartient à Dieu et la terre toujours promise…

Le chrétien et le citoyen qu’il est peut-il l’oublier lorsqu’on évoque les problèmes posés par la migration de millions de personnes aujourd’hui dans le monde? Pouvons-nous oublier que nous sommes tous des fils d’immigrés ? A quelques générations près ?

Et nous qui avons la chance d’avoir une maison, une vigne, un champ, une entreprise et un chalet en Valais, pouvons-nous fermer les yeux sur les détresses de ce monde et fermer les frontières à ceux qui aujourd’hui, quittent tout, dans l’espoir de trouver, au bout du chemin, une terre promise aux contours de l’Europe ou de la Suisse ?

Alors faut-il fermer les frontières ?

Les frontières sont un fait. Elles sont là. Il y a en a eu. Il y en aura toujours. Tantôt elles emprisonnent et rendent esclave ; tantôt, au contraire, elles assurent et garantissent la liberté. Elle représentent à la fois une menace et une promesse ; elles suscitent crainte et espoir; elles sont cause d'affrontement et de haine ou sont instruments d'équilibre et de bonne entente.

Elles ont leur raison d’être, elle correspondent au besoin profond de chaque être humain, d’avoir un lieu, un territoire, une identité. Chacun a besoin d’avoir une « bulle » d’intimité ou les autres n’ont pas accès. Sous peine de ne pas pouvoir s’épanouir.

Mais la bulle ne doit pas se faire coquille, la maison ne doit pas se transformer en bunker et le pays en forteresse inaccessible. Sous peine de voir la vie dépérir.

La frontière est une notion trop complexe et ambivalente pour qu’on puisse décider si facilement vouloir fermer les frontières – ou a contrario, les abolir (car les tenants de cette solution existent aussi) - pour résoudre un problème aussi délicat que celui de la migration.

Notre tâche est plutôt de trouver le mode d'emploi qui rende les frontières positives et fécondes comme une interface qui rendrait possible une dynamique d’échange dans un mouvement qui nous empêche de nous figer et de sacraliser la place qu’on occupe.

Au lieu de fermer les frontières, ne faut-ils pas les découvrir comme des points de passage, de rencontres, aussi bien de personnes que d’idées ; d’expériences que de biens matériels.

Les frontières existent : il ne faut ni les canoniser ni les abolir, mais savoir les utiliser et apprendre à en faire bon usage. Cela requiert de la lucidité et de l’intelligence.

Alors… Faut-il
Fermer les frontières ?
Ouvrir les frontières ?

Sans doute, ni l’un ni l’autre…  et là, le Christ nous ouvre une perspective peut-être inattendue…

En effet, nous dit Luc, Jésus est en chemin sur la frontière de la Galilée – juive -  et de la Samarie – dont les habitants sont des schismatiques, méprisés et haïs des tenants de la bonne religion.

Ce Jésus sur la frontière ne nous indique-t-il pas la direction à suivre?

Il faut marcher sur la frontière … 

Marcher sur la frontière et voir que de part et d’autre, il y a des exclus, des marginaux des laissées pour compte. Dans son accueil de ces exclus qu’étaient les lépreux, dans sa façon de leur permettre de retrouver une place au sein de la communauté humaine, qu’ils soient Juifs ou Samaritain, sans distinction de nation ou de religion, dans cette manière de laisser la compassion l’emporter sur tout autre considération, ils nous invite, à avoir la foi ouverte et entreprenante.

Une foi qui ne calcule pas et qui se laisse surprendre peut-être par …cet étranger qui revient, lui seul, dire merci !

Il faut ouvrir notre cœur !

Au lendemain de la fête nationale, j’aimerais que notre pays puisse continuer à s’inspirer de ce Dieu passe-frontière, qu’elle nomme dans le préambule de sa Constitution. J’aimerais que les chrétiens de ce pays, puissent témoigner à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières d’une foi vivante et courageuse en ouvrant … leur cœur !

Amen

Marc Horisberger, le 2 août 2015